La main libérée de l’artiste Aborigène au crépuscule
Je me souviens de cette main fragile, toute ridée, presque décharnée, qui dansait sur la peinture. Il lui manquait quelques phalanges, suite à la difficile vie dans les déserts australiens. Sur la toile, elle déposait des points avec virtuosité et concentration, juste munie d’une fine baguette de bois pointue. Cette main tremblait par moment, sans chercher la perfection, mais juste dans l’émotion du partage d’une histoire inscrite en elle. Si souvent cette main avait caressé les lieux représentés sur la peinture, comme cette roche rouge pulvérisée par des millions d’années d’érosion, dans une intimité toute particulière avec le Temps du Rêve Aborigène. Ici la plissure dans la roche évoquait le cheminement des 7 sœurs à travers le territoire, grands ancêtres entre ciel et terre, entre l’accomplissement de la Loi et la Création des constellations comme Orion et les Pléiades.
En suivant le bras enveloppé dans une peau parcheminée, je découvrais le visage de cette femme très âgée, toute à son ouvrage. Dans un geste presque méditatif, son buste allait du pot d’acrylique vers la toile de lin posée à même le sol. Elle murmurait par instant, puis entonnait un chant, en écho à ces pistes de sable nomades qu’elle a suivi toute sa vie en honorant les anciens des Temps de la Création…
Au fil des ans, sa peinture avait changé de visage. Vers 45 ans, ayant presque fini d’élever ses enfants, initiée également à son tour, elle se mit à peindre encouragée par sa propre mère. A l’époque, elle cherchait à traduire avec le plus de fidélité possible ce savoir dont elle était la gardienne. Son geste était précis, ses points parfaits, la structure de l’œuvre agréablement géométrique et codifiée.
Si elle s’écartait un peu trop de l’histoire, une tête passée au dessus de son épaule la rappelait à l’ordre, par un phrase ou juste un soupir, dont le poids était tout aussi marquant, dans cette relation complexe mère-fille presque universelle.
Puis un jour, au fil des années, les anciens sont partis à leur tour. Leur présence n’est plus qu’un souvenir au creux du cou, dans ses étreintes de plus en plus affectueuses tant on craint que ce soit la dernière. Le souffle de leur voix s’est éteint, et leurs enfants prennent la relève avec fierté. A l’âge où certains partent à la retraite chez nous, la jeune artiste d’hier devient à son tour le porte drapeau de la communauté, avec légitimité et autorité. Elle a plus de 60 ans maintenant. Une rupture apparaît de plus en plus dans ses créations artistiques. Sa main se libère sans contrainte ni contrôle, dans une nouvelle indépendance et jeunesse. Qu’importe si elle tremble un peu maintenant, ce n’est plus la perfection qui est recherchée mais l’urgence de la transmission comme ces cohortes de générations qui l’ont précédé depuis des milliers d’années dans ce désert rouge…
Lorsque je visite les communautés artistiques en Australie, j’observe avec émotion ces transformations chez les artistes âgés. De nouvelles audaces apparaissent et touchent d’autant plus que l’on sait que la fenêtre est étroite, comme chez l’artiste Wawiriya Burton née en 1925. Depuis quelques années à l’approche de ses 90 ans, sa peinture a pris un nouveau tournant. Comme dans une partition de musique, des volutes s’échappent des trous d’eau et évoquent la résonance magnétique des lieux sacrés, où les forces telluriques s’échappent et se connectent entre elles, reliant à un autre niveau ces parties du territoire inventés par les ancêtres au Temps du Rêve.
Chez d’autres artistes comme Taylor Cooper (1940), ou Willy Muntjantji Martin (1950-2018), se cachent dans la structure puissante de la carte de leur territoire ponctuées de trous d’eau, de discrets et subtiles quadrillés, et césures. Loin d’être purement abstraits ou esthétiques, ils portent un message codifié et égrènent un chapitre de l’histoire dont ils sont dépositaires. Les croisements entre les lignes et les ruptures de formes font sens et constituent un langage particulier qui résonne au-delà des frontières. Il y a quelques années, des Aborigènes d’Australie invités à Lascaux s’arrêtèrent devant les quadrillés dessinés par l’homme de Cro-Magnon sur les parois. Presque personne ne les remarque, tant nous sommes fascinés par le bestiaire grandiose. Ignorant les mammifères, les Aborigènes se mirent à débattre avec une étonnante vivacité dans ce lieu, tellement ces quadrillés « abstraits » leur évoquaient une vision partagée de leur propre histoire.
Chez l’artiste Pepai Jangala Carroll (1950), une individualité artistique toute particulière a également pris forme au fil des années grâce à son héritage culturel à cheval sur plusieurs territoires et clans dans le centre de l’Australie, entre les Aborigènes Pintupi et ceux du APY land.
On retrouve dans son travail les formes géométriques épurées des représentations du pays de son père près de Papunya. Puis les formes s’effacent et deviennent plus diffuses avec un point libéré, presque duveteux, autour de teintes blanches, grises et crème distinguées, zébrées par les vibrations noires des grands ancêtres serpents, ou des cheminements des anciens à travers le désert.
Pendant cette exposition du APY land jusqu’à ce dimanche 25 novembre inclus, je vois chaque jour ces œuvres résonner toutes ensemble, et souligner les percées de ces artistes âgés. Leur geste fragile, suspendu, est émouvant, tant il va au delà des conventions, et se libère aux frontières d’une existence, pour partager avec nous l’invisible de leurs territoires où résonne encore le souffle et l’esprit de leurs ancêtres gardiens de la Terre...
A bientôt,
Bertrand Estrangin