Après 6 heures de route aux frontières du Great Sandy Desert, j’arrive enfin au centre d’art de Mangkaja. Cela faisait tant d’années que je souhaitais rencontrer les artistes Walmajarri et l’équipe de cette communauté artistique. J’observe tout autour de moi. Ma sensibilité est presque à fleur de peau pour percevoir avec intensité l’instant.
Lieu convergent des artistes : l'évier du centre d'art
L’évier des artistes est comme un point convergent du lieu. Les murs qui l’entourent sous maculés de peintures aux couleurs vives, de haut en bas avec une intensité décroissante dés que l’on s’éloigne de quelques mètres. Des mains imprimées au dessus du robinet dans un rouge vif, ressemblent à s’y méprendre aux œuvres anciennes appliquées sur les parois rocheuses du Kimberley ou de la Terre d’Arnhem.
Ici ou là, presque caché se devine le nom d’un artiste comme un tag moderne. Tout ici respire la création. J’y sent vibrer le cœur palpitant des artistes d’hier ou d’aujourd’hui.
Nous sommes à la fin de l’après-midi. La température est agréable et l’air assez sec dans cette période hivernale du mois de juin. Avec la manager du centre d’art, nous nous asseyons à une table. Les artistes viennent nous entourer et prennent place à nos côtés. C’est presque comme une tablée dans une grande famille.
Rencontre avec les artistes Sonia Kurarra et Dolly Snell
Depuis des années j’avais collectionné des œuvres des artistes Sonia Kurarra et Dolly Snell. Elles sont maintenant en face de moi et à mes côtés. C’est magique. Sonia, volubile, extravertie, s’installe comme le ferait une grande cantatrice d’opéra et occupe la scène avec son charisme impressionnant.
A l’inverse, Dolly, toute fine, discrète, s’assoit à côté de moi, et chuchote quelques mots en anglais à mon intention. Nos regards se croisent. Je suis ému de voir ses mains si talentueuses et en même temps si abîmées. Il lui manque plusieurs phalanges. Sa vie de nomade entre le Kimberley et le désert du Tanami, exprime des accidents et toute la dureté d’une vie qui ne fut certainement pas toujours romantique, des lointaines pistes chantées à la traite des vaches dans les stations d’élevage.
Dolly me parle avec une voix très douce et fragile, aux accents par moment rocailleux. Son corps est tout menu, comme celui de son mari Spider, presque aveugle, qui nous rejoint. Il évoque dans leur langue un autre temps. Ses yeux brillent et s’humidifient. Je n’ose rien dire et j’écoute la musique de leurs paroles dans ces sonorités parfois gutturales et si inattendues à mes oreilles.
Territoires Aborigènes récupérés grâce aux peintures
Les images d’un Spider plus jeune me reviennent à l’esprit, quand il dansait en 1997 à Canberra sur la toile collaborative de 8m sur 10m, réalisée par près de 50 artistes de son peuple Walmajarri. Elle permit à cette communauté Aborigène de prouver son ancrage sur leur territoire et de le récupérer auprès des tribunaux Australiens. Il est lui aussi face à moi, si fragile, témoin de toute une époque, et discute simplement avec nous. Le moment est assez inoubliable.
Dolly me prend le bras et m’invite à découvrir une œuvre magistrale qu’elle est en train de réaliser au sein du centre d’art de Mangkaja. Celle-ci célèbre Kurtal, son lieu de naissance dont elle est la gardienne. Nous parcourons l’œuvre ensemble. Quelle puissance dans ces à-plats vifs et si modernes, dans ces effets de transparence où l’eau se devine, dans cette matière plusieurs fois apposée et recouverte par couches successives, comme ces niveaux de connaissance où résident les ancêtres.
Elle m’incite à l’acquérir. C’est un privilège. Nous en discutons plus tard, dans le cadre plus large d'une exposition à monter en 2015. Je serais ravi de rapporter ce trésor en Europe, pour ensuite le présenter dans la galerie à l'occasion de futures expositions.
Depuis Dolly nous a quitté à 82 ans, quelques semaines après avoir reçu le National Aboriginal and Torres Strait Islander Art Award à Darwin en 2015. Elle était en fauteuil roulant l’été dernier pour le recevoir, toujours très digne.
En ce moment, ses trois œuvres exposées dans la galerie dans le cadre de l’exposition « Entre deux eaux » portent avec émotion et fragilité, l’histoire millénaire de cette femme fine et hiératique. Respect ! RIP !