Qui imagine ici la genèse d’une œuvre collaborative avec les plus grands artistes Aborigènes d’une communauté artistique. En Europe ce serait un bal des égos. De l’autre côté de la planète les pieds dans la terre rouge des déserts Australien, il s’agit d’un dialogue codifié selon la Loi Aborigène.
La toile de lin de 250 x 200 cm est posée à même le sol, les dingos tournent autour, du sable rouge se dépose par endroit, la chaleur rayonne sur la surface noire enduite et vierge de tout coup de pinceau.
Cela fait plusieurs semaines que le projet d'une toile collaborative a été discutée avec les artistes et ceux qui allaient y participer. Maintenant une légère tension est perceptible. Dans l'instant qui suit, qui va débuter la toile, prendre un pinceau et esquisser les premières formes ?
L’artiste qui va se lancer dispose d’un certain ascendant sur ses semblables. Il doit avoir une forme affirmée d'autorité sur le sujet convoqué au présent sur la toile. Latéral ou central, son premier geste conditionnera l’équilibre de la composition.
Les codes couleurs eux-mêmes seront déterminants. Il donnera le « la » en choisissant une palette chromatique particulière. Comme un chef d’orchestre avec sa baguette, il va organiser sur la toile dans quelques instants, un véritable concert des talents et des volontés des grands artistes femmes ou hommes de la communauté.
Les jeunes adolescents et petits enfants sont aussi de sortie. Tous sentent que le moment est important. Dans les jours ou semaines qui vont suivre ils vont revenir par curiosité autour de l'œuvre. Chaque année peu d’œuvres magistrales collaboratives sont réalisées. Elles sont leurs chefs d'œuvre et concrétisent l’essence même de la communauté.
Puis une artiste prend le leadership ici et entraîne les 5 autres dans le mouvement. Le geste est lancé, la méta structure prend forme sous les tracés de cercles concentriques comme autant d’empreintes digitales des espaces de vie ancestraux autour des trous d’eau.
Notre regard ressent au delà des codes picturaux Aborigènes souvent inaccessibles aux profanes, comme l’élan d’une comète traversant le ciel, puis touchant des endroits primordiaux sur terre pour ensemencer la vie. Dans un feu d’artifice au Temps de la Création, d’autres formes apparaissent et suggèrent la division des cellules et l’essaimage d’autres êtres.
Les femmes artistes rassemblées ici dans cette toile incroyable célèbrent le territoire ancestral, et dans une sorte de métaphore incarnée soulignent également leur pouvoir lié à la maternité et à ce don de la vie, où les grands ancêtres conjuguaient et enfantaient terre et ciel. Les plus jeunes les écoutent peindre et chanter. Ils apprennent ici les premières brides de ces histoires du fond des âges sans cesse célébrées par les générations successives.
En 2017 dans le APY land, deux œuvres masculines commandées par le Musée de la guerre d'Australie ont également réuni pendant des semaines des artistes hommes de l’ensemble de la région. Ce fut un challenge en terme d'énergie, de déplacement sur les pistes de sable et d'hébergement de tous les artistes souvent assez âgés. J’avais la chance de voir cet été à Fregon ces deux peintures de 5 mètres de long. Elles commémorent la participation oubliée de quelques milliers d’Australiens Aborigènes au premier conflit mondial, et cela des décennies avant que ne leur soient décernées la nationalité Australienne.
Dans l'exposition "Celebrating the Earth" organisée en partenariat avec Tjala Arts sont rassemblées trois œuvres collaboratives féminines qui résonnent au sein de la galerie à Bruxelles, comme un écho à ces moments primordiaux aux antipodes. L'œuvre jumelle présentées ci-dessus a été vendue au Musée d’Adelaïde il y a quelques semaines dans une vente aux enchères destinée à financer une unité de dialyse dans la région désertique du APY land, à Ernabella. L’œuvre a atteint le prix de 64 000 dollars Australiens. L'art Aborigène, au delà d'un mouvement artistique accroché aux cimaises des plus grands musées, contribue également à préserver la santé d'un peuple fragilisé et millénaire.