Il y a deux ans, invité sur les terres Aborigènes du désert dans le APY land, je découvre une œuvre de l’artiste Jimmy Donegan dans le centre d’art de Ninuku. Elle est magistrale mais pas encore terminée. J’envisage de la sélectionner pour une exposition en janvier 2021 à Bruxelles dans la galerie Aboriginal Signature. L’artiste n’est pas là. Il se trouve à 120 km aux frontières de l’état de Southern Australia vers l’autre état de Western Australia, en plein désert du Victoria, juste à cheval sur le territoire des Aborigènes Anangu des clans Pitjantjatjara et Yankunytjatjara (APY).
Il y a à peine 20 maisons ici à Blackstone. Cest ce que l’on appelle une remote outstation. A presque 80 ans, il est assis par terre avec son chien à ses côtés, ses jambes maigres croisées, et il peint avec une grande concentration sur le sol, en plongeant son pinceau dans des petits pots de couleurs vives. Avec un geste précis de la main, les points se juxtaposent pour former des lignes granuleuses qui brillent avant de sécher au soleil.
Il m’entend et me regarde avec un sourire accueillant, pour me dire avec fierté « je suis un immense artiste ! ». J’incline la tête en approuvant et je lui répond par un signe de respect, tout en disant que je le sais bien. Nous rions ensemble. En 2010, il a effet triomphé au NATSIAA award (Telstra Award) au musée National de Darwin en remportant le grand prix toutes catégories confondues, ce qui a conduit les musées et collectionneurs à s’intéresser de très près à son travail depuis. Avant de devenir artiste autour des années 2000, il était gardien de troupeau comme le souligne son large chapeau de cowboy. Durant ses temps morts, il confectionnait dans la grande tradition des lances et boomerangs avec une habilité légendaire. Aujourd’hui, à 77 ans, il se partage entre plusieurs communautés du désert où il a des liens familiaux, et navigue entre ces lieux en 4x4.
Homme de Loi respecté il peint les lieux ancestraux sur lesquels il a autorité, comme les histoires du Temps du Rêve associées au trou d’eau très sacré de Pukara dans le Grand Désert du Victoria. Ici, il y a une éternité, un père et son fils, deux serpents d'eau mythologiques Wanampi, sont les gardiens des lieux. L'eau à Pukara a une saveur particulière en raison du nectar d'une plante du bush qui s'y mélange, ce qui conduisait des Aborigènes à déborder de leurs frontières pour venir y boire. Ces comportements déplaisaient profondément au serpent Wanampi père, qui devait souligner les droits à respecter en invitant les personnes à quitter ces lieux. Une fois qu’ils furent tranquilles, le père et son fils poursuivirent leur périple vers Willuna dans le APY land. Plus tard, quand ils reviendront à Pukara, le lieu sera envahi par des mouches femelles attirées à leur tour par le miel sauvage. Le père et son fils s'empresseront alors de récolter le miel, mais la fourmi noire les attaque et va blesser avec une lance les flancs du fils.
Le style de l’artiste est unique et déroutant. Quand on observe avec attention ses œuvres comme ici, on peut remarquer aux confins des bordures, comme des lignes telluriques ceinturant l’espace, conférant un effet de résonance aux éléments disposés au cœur de l’œuvre. Des lignes de couleurs pures, presque électriques, vibrent sur la toile telles des éclairs embrasant les lieux cartographiques représentant ici des trous d’eau, des pistes chantées du Temps du Rêve, des lieux cérémoniels. Les méandres représentent par endroit les serpents Wanampi avec les ondulations perceptibles du corps. D’autres dimensions se conjuguent sur la toile, plus dans les profondeurs de la terre et suggèrent les galeries souterraines des fourmis. Par endroit, le fond de la toile reste nu sans ajout de peinture, offrant une vue sur une matrice d’un rouge rubis, comme le sang du jeune fils blessé.
En 2020, je suis impressionné et séduit par ses nouvelles œuvres dont 8 sont actuellement exposées à la galerie à Bruxelles en février 2021. Son geste devient encore plus fluide, avec une expression plus minimaliste encore, pour ne conserver que la matrice expressive de l'histoire, toute composée d'à-plats et de traits énergiques. Son nouveau langage pictural me touche particulièrement. Il innove dans l'épure. Il conserve l'essentiel pour révéler le corps du territoire et des histoires du Temps du Rêve (Tjukurpa), dans une démarche d'innovation sans cesse époustouflante chez ces grands initiés octogénaires. Il affirme son ancrage contemporain dans des compositions audacieuses qui cristallisent pour la postérité sa mémoire. Respect l'artiste ! Découvrez l'exposition en cours avec les œuvres des grands artistes seniors de Ninuku art : Jimmy Yanyatjari Donegan (1940), David Miller (around 1951), Molly Nampitjin Miller (1948), Nyayati Stanley Young (1949), Josephine Mick (1955), sélectionnés avec attention pour cette rare exposition à Bruxelles.