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Lire l’invisible dans les peintures d’art Aborigène ?

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Aux antipodes géographiques, dow-under, l’art Aborigène d’Australie dispose de ses codes propres, souvent déroutants et bien éloignés de notre vision occidentale de l’art. Rarement à la recherche d’une absolue beauté ou d’une pureté esthétique, leur démarche est plus profonde et pas toujours visible, dans la connexion avec un autre monde, celui des ancêtres créateurs au Temps du Rêve.

En tant que grands initiés, ou chamans pour nos contemporains, ils portent la mémoire de leur peuple. Certains mythes remontent à des millénaires en arrière aux temps du déluge, avec l’intimité d’une histoire familiale racontée de mères en filles ou de pères en fils. Comme si nos grands-pères partageaient avec nous les aventures premières de l’humanité et ce que leurs parents et d’autres avant eux avaient éprouvés lors de la montée des eaux dans leurs régions. C’est rare et même unique de parole directe d’homme !

Ils vivent aussi dans leur siècle car ces temps immémoriaux ne sont pas figés dans le passé. Ils pénètrent le présent, le fertilisent dans une sorte de continuum où passé, présent et futur se confondent, du moment que la mémoire n’est pas altérée. Leur Temps du Rêve, dans ses dimensions visibles et invisibles embrassent toutes ces dimensions et vit là aujourd’hui sur leurs œuvres. Quand ils peignent, les cohortes des générations sont présentes ici toutes en même temps. Ils convoquent ici maintenant à travers leurs peintures une mémoire vive, palpitante et orale qui se s’est jamais éteinte.

Leur art est contemporain avec une densité signifiante assez incomparable et inclassable. Le visible que l’on perçoit sur leurs peintures et sculptures abrite néanmoins des chapitres cachés de leurs histoires sacrées.

Il y a quelques jours j’étais contacté par l’accompagnante d’un aveugle qui souhaitait visiter la galerie.  J’ai été étonné par cette demande, surtout que notre exposition actuelle présente des peintures du désert central, riche en couleurs et donc difficilement perceptibles pour des non-voyants.

Puis j’ai été très touché par ce désir de rencontrer ce peuple à travers leur art. Nous prenons RDV. Je les accueille. Ce monsieur, hiératique avec sa canne blanche, déambule dans la galerie. Je lui présente les œuvres en m’attachant à souligner les nuances, les contrastes, les effets de texture. Je l’invite à toucher une toile avec beaucoup de matière. Il y passe plusieurs minutes. C’est très émouvant.

Aux antipodes, je pense aux artistes très âgées dont certains mal-voyants également continuent à peindre et à transmettre par ce média la mémoire ancestrale de leur peuple.

Plus loin nous nous asseyons face à une œuvre magistrale de l’artiste Willy Mutjanji Martin. Elle évoque une carte mythologique des lieux du Temps du Rêve associés au serpent Wanampi. Des pistes chantées nous entraînent à travers le territoire, ponctuées par des étapes marquées par les trous d’eau, sorte d’affleurements de la nappe phréatique sous jacente dans les fractures géologiques perceptibles à la surface de cette terre rouge carbonisée.

Les mots ne suffisent pas… Je lui passe une pierre gravée et un objet en bois qui reprennent des motifs proches. Nous reprenons la découverte de la toile face à lui. Il suit le chemin sur les objets et ressent la densité et l’importance des lieux.

J’apprends qu’il est un ancien scientifique en charge d’études démographiques sur le continent Africain. A d’autres époques il a traversé les déserts du Sahara et d’ailleurs. Nous parlons de la révolution du Néolithique, des migrations humaines, du processus de réplication de l’agriculture de l’actuelle Turquie vers l’Europe à tous petits pas sur des siècles…

Puis nous revenons à l’Australie, pour remonter un peu plus au nord, du APY land, vers le désert central à Papunya Tula. Je lui décris avec beaucoup de détails une œuvre de l’artiste Georges Tjungurrayi. Elle évoque avec des circonvolutions bicolores en gris et crème, les cycles d’initiation des jeunes gens. Sa compagne pense à une empreinte digitale. Nos yeux sont happés par les effets visuels, qui scintillent par l’entremise de la cinétique.

Pour lui permettre de percevoir la subtilité de cette peinture, je lui prête deux Rijis ou nacres gravées. Collectées par les Aborigènes sur la côte ouest de l’Australie depuis des siècles, elles étaient transmises vierges de toute inscription, à travers 2500 km de désert par des opérations de trocs et d’échanges entre plus de 7 clans indigènes. Les deux qu’il a en main, ont été gravées par le peuple Pintupi en plein désert central. Elles répondent en écho à la peinture de Georges Tjungurrayi, lui-même descendant direct du peuple Pintupi.

Il suit avec ses doigts les gravures délicates sur la nacre, ourlées par de l’ocre mélangé à la graisse d’ému ou de Kangaroo. Sa vision tactile lui permet de voir d’autres dimensions que notre propre regard.

Je pense aux grands initiés Pintupi. Quand ils peignent ces motifs sinueux associés aux cycles Tingari d’initiation. Ils ne peuvent tout nous dire. Le visible cache l’invisible : les dimensions sacrées et secrètes se perdent dans les effets visuels.  Si l’artiste ne peut nous montrer de façon explicite les dimensions réservées aux initiés, il utilise l’éclat du rayonnement des formes, des vibrations des lignes pour dépasser notre propre perception, et parler aux delà des sens à nos esprits.

D’autres artistes Aborigènes plus au centre de l’Australie, vont utiliser l’artifice des points pour masquer l’indicible, ce qui doit rester réservé aux grands initiés. Cette ponctuation pudique des pointillés va ourler, cacher, atténuer, mais aussi donner une profondeur graphique aux signes portés sur les toiles.

Affaibli par les blessures du temps qui passe, par l’entremise d’autres sens que ses yeux abimés, ce monsieur a perçu une part invisible de l’art Aborigène qui résonne au delà des œuvres.  Cette rencontre était forte et magique. Nous voilà invités à un même voyage grâce à la résonnance de leur art.